CHAPITRE 8

Je note sur un diagramme corporel qu’à vingt-trois heures quinze la rigidité cadavérique est totale et la température du corps aussi basse que celle de la chambre froide. Le schéma et le positionnement des zones rouge sombre et des lividités cadavériques indiquent qu’il est resté à plat sur le dos, les bras le long du corps, paumes vers le bas, entièrement habillé, avec une montre au poignet gauche et une bague au petit doigt de la main gauche pendant au moins douze heures post mortem.

L’hypostase, plus connue sous le nom de livor mortis ou lividités cadavériques, est un de mes outils d’étude favoris, bien qu’elle soit souvent mal interprétée, même par ceux qui devraient s’y connaître. Elle peut faire penser à des contusions conséquentes à un traumatisme, alors qu’en réalité elle est due au phénomène mécanique banal du sang qui stagne et s’accumule dans les vaisseaux sous l’effet de la gravité. Les lividités varient du rouge sombre au violacé, avec des zones de décoloration plus claires qui désignent les endroits du corps qui ont reposé sur une surface dure. Quoi qu’on puisse me dire des circonstances de la mort, le cadavre, lui, ne ment pas.

J’observe :

— Pas de trace de lividités secondaires, qui pourraient indiquer que le corps a été déplacé alors que la livor mortis se formait. Ce que je vois correspond à sa position dans une housse à cadavre, puis sur un chariot, sans aucun mouvement.

Je fixe un diagramme corporel sur un bloc à pince et y dessine les marques laissées par la taille d’un pantalon, une ceinture, un bijou, des chaussettes et des chaussures, les parties plus pâles de la peau révélant la forme d’un élastique, d’une boucle de ceinture, d’un tissu ou d’un tissage particulier.

— En tout cas, tout cela suggère qu’il n’a même pas remué les bras, qu’il ne s’est pas agité. Un soulagement, conclut Anne.

— Je veux ! S’il était revenu à lui, il aurait au moins bougé les bras. C’est un sacré bon point, acquiesce Marino.

Les touches du clavier cliquettent tandis qu’une image emplit l’écran de l’ordinateur sur le plan de travail.

Je note que l’homme ne porte ni piercings, ni tatouages, et qu’il est propre. Ses ongles sont soigneusement coupés et sa peau lisse trahit une personne qui ne pratique aucun travail manuel ou activité physique pouvant engendrer des cals sur les pieds et les mains. Je palpe son crâne, à la recherche d’anomalies, fractures ou autres blessures, sans aucun résultat.

Marino contemple les photos que lui a envoyées l’enquêteur Lester Law.

— La question, remarque-t-il, est de savoir s’il est tombé face contre terre. J’veux dire : est-ce qu’il est sur le dos sur ces photos parce que les ambulanciers l’ont retourné ?

— Ils ont bien dû le retourner pour pratiquer la réanimation, fais-je en me rapprochant pour regarder.

Marino clique sur plusieurs clichés qui représentent tous la même chose, mais selon des angles différents : l’homme sur le dos, son blouson vert et sa chemise en jean ouverts, la tête tournée sur le côté, les yeux en partie fermés. Un gros plan sur son visage, les déchets collés à ses lèvres, qui ressemblent à des débris de feuilles mortes, d’herbes et de gravillons.

— Zoomez là-dessus, dis-je à Marino, qui d’un clic de souris agrandit l’image, et le visage enfantin de l’homme emplit l’écran.

Je retourne au corps derrière moi et vérifie si son visage et sa tête portent des blessures. Je remarque une écorchure sous son menton. Je tire sa lèvre inférieure et découvre une petite lacération, sans doute provoquée par ses dents inférieures lorsqu’il est tombé et que son visage a heurté l’allée de gravier.

— Impossible que tout le sang que j’ai vu provienne de là, remarque Anne.

Je confirme :

— Non, impossible. Mais cela laisse à penser qu’il est tombé face la première, vraisemblablement comme une masse, sans même trébucher ou tenter d’amortir sa chute. Où se trouve la housse dans laquelle on l’a transporté ?

— Je l’ai étalée sur une table dans la salle d’autopsie, j’ai pensé que vous voudriez l’examiner, me dit Anne. Et ses vêtements sèchent là-bas. Lorsque je l’ai déshabillé, j’ai tout mis dans l’armoire séchante près de votre poste de travail. Le poste numéro 1.

— Bien. Merci.

— Quelqu’un lui a peut-être flanqué un coup de poing ? propose Marino. On a peut-être détourné son attention en lui donnant un coup de coude ou de poing dans la figure avant de le poignarder dans le dos ? Sauf que les images auraient probablement été enregistrées. On le verrait sur les fichiers.

— Si quelqu’un l’avait frappé d’un coup de poing sur la bouche, sa lèvre ne serait pas simplement lacérée. Si vous regardez les débris sur son visage et l’endroit où se trouve le casque, dis-je en cliquant sur les images, de retour devant l’ordinateur, il semble qu’il soit tombé à plat ventre. Le casque est loin par-là, au moins à deux mètres sous un banc, ce qui indique qu’il s’est écroulé avec suffisamment de force pour l’expédier à bonne distance et le déconnecter de la radio satellite, qui était dans sa poche si je ne m’abuse.

— À moins que quelqu’un d’autre n’ait déplacé les écouteurs, en les écartant d’un coup de pied par exemple, suggère Benton.

— C’était mon autre hypothèse, répliqué-je.

— Vous voulez dire, quelqu’un qui essayait de l’aider ? intervient Marino. Plein de gens agglutinés autour de lui et, du coup, les écouteurs échouent sous un banc ?

— Ou bien ce quelqu’un a agi délibérément, dis-je tout en remarquant un autre détail.

Je fais défiler les photos et m’arrête sur un cliché du poignet gauche de la victime. J’effectue un zoom sur la montre à tachymètre en acier et son cadran en fibre de carbone. L’heure de la prise de voie effectuée par l’officier de police sur la photo indique dix-sept heures dix-sept, mais la montre de la victime affiche vingt-deux heures quatorze, cinq heures plus tard.

— Quand vous avez récupéré cette montre ce matin, dis-je en m’adressant à Marino, vous avez dit qu’elle semblait arrêtée. Vous êtes sûr qu’elle n’indiquait pas simplement une heure différente de l’heure locale ?

— Nan, elle était arrêtée. Comme je vous ai dit, c’est une de ces montres mécaniques, et elle est arrivée en fin de course tôt ce matin, vers quatre heures.

Je pointe du doigt le cliché.

— On dirait qu’elle était réglée cinq heures plus tard que l’heure normale de l’Est.

— D’accord. Alors elle a dû s’arrêter aux alentours de vingt-trois heures, heure d’ici. Elle était décalée dès le départ, puis elle s’est arrêtée.

— Sa montre était peut-être réglée sur un fuseau horaire différent du nôtre parce qu’il venait d’atterrir en provenance d’un autre continent, suggère Benton.

— Dès qu’on en a fini ici, je pars à la recherche de son appartement, déclare Marino.

Je vérifie les paramètres de contrôle de la qualité du scanner, pour m’assurer que la déviation standard est de zéro et que le niveau de bruit de fond de l’appareil reste dans les limites normales.

— Nous sommes prêts ? dis-je à la cantonade.

Je suis impatiente de passer au scanner. Je veux voir ce qui se trouve à l’intérieur de cet homme.

— On va faire le topogramme, puis procéder à l’acquisition des données avant de passer à la reconstruction tridimensionnelle, avec un chevauchement d’au moins cinquante pour cent, je précise à Anne tandis qu’elle presse un bouton pour faire glisser la couchette dans le scanner. Mais nous allons modifier le protocole et commencer par le thorax plutôt que la tête, sauf, bien sûr, pour ce qui est de la glabelle comme point de référence.

Je fais allusion à la saillie lisse entre les sourcils, au-dessus du nez, que nous utilisons pour la détermination spatiale.

Nous retournons dans la salle de contrôle tandis que je parcours ma liste :

— Une étude transversale de la poitrine, correspondant exactement à la région qui nous intéresse, que vous avez marquée. Une localisation in situ de la blessure, et nous allons isoler cette zone, ainsi que toute blessure associée, tout indice sur la trajectoire de la plaie.

Je m’assieds entre Anne et Ollie, puis Marino et Benton tirent des chaises derrière nous. Je vois les pieds nus de l’homme dans l’ouverture du tunnel du scanner à travers la vitre. Je donne mes instructions :

— Multi-tâches, bruit de fond index 18. Rotation à 0,5, configuration du détecteur à 0,625. Coupe très mince à résolution ultra-haute. Collimation à 10 mm.

Les pulsations électroniques résonnent tandis que les détecteurs entament leur rotation dans le tube à rayons X. Le premier scanner dure soixante secondes. Je regarde l’acquisition en temps réel sur un moniteur. Je ne suis pas sûre de ce que je vois, mais ce ne devrait pas être ça. Un dysfonctionnement de l’appareil ou bien un mauvais fichier, celui d’un autre patient ? Qu’ai-je donc sous les yeux ?

— Seigneur ! souffle Ollie en fronçant les sourcils devant les images qui s’affichent en quadrillage sur l’écran, des images étranges qui semblent indiquer une erreur.

J’ordonne :

— Orientez spatialement et au fur et à mesure, puis alignez la blessure d’arrière en avant, de gauche à droite, et vers le haut. Connectez les points pour obtenir la mesure de pénétration de la plaie… comme elle est là. Qu’est-ce que c’est ? La trajectoire a disparu ?

— Bordel, c’est quoi ce truc ? demande Marino, perplexe.

— Rien que j’aie jamais vu auparavant, et sûrement pas dans le cas d’une blessure à l’arme blanche !

— Eh bien, première chose, il y a de l’air, annonce Ollie. Ce qu’on voit, c’est une sacrée quantité d’air !

J’explique en montrant à Marino et Benton :

— Ces zones sombres, là et là. Au scanner, l’air apparaît en masse sombre, par opposition aux zones blanches lumineuses, qui indiquent une densité plus importante. Les os, la calcification sont lumineux. La densité des pixels permet de donner une assez bonne idée de la nature d’un élément.

Je manie la souris et place le curseur sur une côte, pour qu’ils comprennent ce que je veux dire.

— On est à 1151. Alors que cette partie plus foncée, dis-je en déplaçant la flèche sur une zone pulmonaire, plafonne à 40. Du sang. Ces zones sombres et ternes signent une hémorragie.

Ce que je vois me fait penser à des blessures par balle à haute vitesse, qui provoquent de formidables déchirements et écrasements des tissus, ou à celles causées par l’onde de choc d’une explosion. Mais nous n’avons pas affaire ici à une blessure par balle, ni à un engin explosif. Je ne comprends pas comment l’une ou l’autre hypothèse pourrait être la bonne. Je poursuis :

— Une sorte de lésion qui traverse le rein gauche, remonte à travers le diaphragme jusqu’au cœur, en provoquant sur son passage une profonde dévastation. Et tout ça…, dis-je en soulignant les zones d’ombre autour des organes internes déplacés ou arrachés. Encore de l’air sous-cutané. De l’air dans la musculature paraspinale, de l’air dans la cavité péritonéale. Comment tout cet air est-il entré dans ce type ? Ici, et encore ici. Blessure à l’os. Fracture d’une côte, fracture de l’apophyse transverse d’une vertèbre. Hémopneumothorax, poumon contusionné, hémopéricarde. Et encore de l’air. Là, là et là, dis-je en montrant l’écran. De l’air autour du cœur et dans les chambres cardiaques, de même que dans les veines et les artères pulmonaires.

— Et tu n’as jamais rien vu de la sorte ? me demande Benton.

— Oui et non. J’ai constaté des ravages identiques créés par des fusils d’assaut, des canons antichars, certains semi-automatiques chargés de munitions haute vitesse à fragmentation extrême. Plus la vitesse est élevée, plus l’énergie cinétique se dissipe à l’impact et plus grands sont les ravages, surtout sur les organes creux, comme les poumons et les intestins, et les tissus non élastiques, tels que le foie et les reins. Mais dans ce cas-là on aurait une trajectoire distincte et un projectile, ou en tout cas des fragments. Rien à voir ici.

— Et l’air ? Dans ces cas-là, tu vois des poches d’air comme celles-ci ?

— Pas tout à fait. Une onde de choc peut provoquer une embolie gazeuse en forçant l’air à franchir la barrière air-sang, par exemple vers l’extérieur des poumons. En d’autres termes, l’air atterrit là où il ne devrait pas, mais ici ça fait vraiment un gros volume d’air !

— Une sacrée quantité, renchérit Ollie. Et comment une blessure par arme blanche peut-elle provoquer une onde de choc ?

— Pratiquez une coupe sur ces coordonnées, lui dis-je en indiquant la région qui nous intéresse, marquée par un cercle blanc vif, le marqueur à la peau radio-opaque placé à côté de la blessure sur le côté gauche du dos de l’homme. Démarrez ici et continuez cinq millimètres en dessous et cinq millimètres au-dessus de la zone délimitée par les marqueurs. Cette partie-là, voilà, celle-ci. Et reformatons en numérisation 3D volumétrique, de l’intérieur vers l’extérieur. Des coupes très, très fines d’un millimètre, et quelle augmentation entre chaque, à votre avis ?

— 0,75 par 0,5, ça ira.

— D’accord, allons-y. Voyons à quoi ça ressemble, si on suit virtuellement la trajectoire, en tout cas ce qu’il en reste.

L’image des os est aussi vivace que si nous les avions sous les yeux, et les organes ainsi que les autres structures internes apparaissent dans une bonne définition, en diverses nuances de gris, tandis que la partie supérieure du corps, le thorax de la victime, commence à pivoter lentement en trois dimensions sur le moniteur vidéo. À l’aide d’un logiciel conçu à l’origine pour les coloscopies virtuelles, et modifié en conséquence, nous pénétrons le corps par le minuscule orifice en forme de boutonnière, remontant à l’aide d’une caméra virtuelle, comme si nous nous trouvions dans une navette spatiale microscopique évoluant lentement à travers des nuages gris et troubles de tissus, dépassant un rein gauche pulvérisé comme un astéroïde. Une ouverture irrégulière s’ouvre grand devant nous, et nous traversons un large trou dans le diaphragme. Au-delà, il n’y a plus que contusions, lacérations, dévastation. Que t’est-il arrivé ? Qu’est-ce qui a pu provoquer cela ? Je n’en ai pas la moindre idée. Découvrir des dommages physiques qui semblent défier les lois de la physique, des effets sans cause, voilà qui engendre un sentiment d’impuissance. Il n’y a pas de projectile, pas de fragments, je ne distingue rien de métallique. Il n’existe pas d’orifice de sortie, uniquement la boutonnière d’entrée sur le côté gauche du dos. Je réfléchis à haute voix, répétant les points importants, pour être sûre que tout le monde comprenne bien l’incompréhensible.

— J’oublie toujours que rien ne fonctionne ici, remarque distraitement Benton en consultant son iPhone.

— Aucun projectile n’est ressorti, rien n’est apparu, conclus-je en songeant à l’étape suivante. Pas de trace de quoi que ce soit de ferreux, mais nous devons nous en assurer.

— Absolument aucune idée de ce qui a pu faire ça, assène Benton.

Il ne s’agit pas d’une question. Il se lève de son siège, dénoue sa blouse jetable dans une série de bruissements.

— Vous connaissez le proverbe, continue-t-il. Rien de nouveau sous le soleil. Eh bien, à l’instar de beaucoup de proverbes, il est faux.

— En tout cas, ça, c’est une première pour moi, dis-je.

Benton se penche et ôte ses protège-chaussures en commentant :

— Nous sommes confrontés à un homicide, c’est indéniable.

— À moins qu’il se soit envoyé de la bouffe mexicaine vraiment dégueulasse, jette Marino.

L’idée me traverse vaguement l’esprit que l’attitude de Benton est suspecte. Je me répète encore une fois :

— Identique à un projectile haute vitesse, sauf qu’il n’y a pas de projectile, et si celui-ci est sorti du corps, où se trouve l’orifice de sortie ? Bon sang, où est le métal ? Avec quoi a-t-il bien pu être abattu ? Une balle de glace ?

— J’ai vu un truc là-dessus dans MythBusters, l’émission qui démonte les rumeurs et les légendes urbaines. Ils ont prouvé que c’était pas possible, à cause de la chaleur, m’explique Marino, prenant mes paroles au pied de la lettre. Enfin, je sais pas… Qu’est-ce qui se passerait si on chargeait l’arme et qu’on la garde dans le freezer jusqu’au moment de l’utiliser ?

— Si vous étiez sniper dans l’Antarctique, peut-être, se moque Ollie. D’où ça vient, d’ailleurs, cette idée de balle congelée ? De Dick Tracy ? Je pose une vraie question-là.

— Je croyais que c’était un James Bond, mais je ne sais plus lequel.

— Peut-être la plaie de sortie n’est-elle pas évidente ? me fait remarquer Anne. Vous vous souvenez de ce type à qui on avait tiré dans la mâchoire, et la balle était ressortie par la narine ?

— Dans ce cas, où se trouve la trajectoire ? Il nous faudrait un meilleur contraste entre les tissus, nous devons être certains que rien ne nous échappe avant que je ne pratique l’autopsie.

— Si tu as besoin de moi, je peux appeler l’hôpital, propose Benton en ouvrant la porte.

Il est pressé, bien que je ne sache pas pourquoi. Il n’a pas de responsabilité dans ce dossier.

— Sinon, je vais jeter un œil à ce que Lucy a trouvé, poursuit-il. Regarder les fichiers vidéo, vérifier quelques petites choses. Ça ne t’embête pas si j’utilise un téléphone là-haut ?

— Je vais appeler l’hôpital, lui dit Anne tandis qu’il quitte la pièce. Je vais arranger ça avec le McLean et m’occuper du scanner.

En théorie, nous avons toujours envisagé que ce jour puisse arriver. Toutes les autorisations ont été obtenues du département de la Santé, d’Harvard et du McLean, qui lui est affilié, et qui dispose de quatre aimants de 1,5 à 9 teslas de puissance. Je me suis assurée, il y a déjà longtemps, que les protocoles pour la pratique d’IRM sur des cadavres au laboratoire d’imagerie cérébrale du McLean seraient en place. Anne travaille à temps partiel comme technicienne en imagerie par résonance magnétique pour les recherches en psychiatrie. C’est comme ça que je l’ai récupérée : Benton la connaissait et me l’a recommandée. Il est très bon juge et sait bien choisir les gens. Je devrais le laisser recruter mon foutu personnel. Je me demande à qui il va téléphoner et la raison de sa présence ici, en fin de compte.

— On peut y aller maintenant, si vous voulez, me dit Anne. Cela ne devrait pas poser de problème, il n’y aura personne. On fonce là-bas, on rentre et on sort.

À cette heure-ci, les patients psychiatriques du McLean ne se promènent pas dehors, ils ne risqueront pas de tomber sur un cadavre qu’on trimbale d’un labo à l’autre.

Comme pétrifié, Marino contemple le torse qui pivote sur l’écran, les côtes en trois dimensions, incurvées et d’une blancheur lumineuse.

— Et si quelqu’un lui avait tiré dessus avec un fusil à eau ? Sérieusement. J’ai toujours entendu dire que c’était le crime parfait. On remplit une cartouche avec de l’eau, et ça fait comme une balle quand ça transperce le corps. Sauf que ça laisse pas de traces.

— Je n’ai jamais eu de cas de ce genre !

— Mais ça pourrait se produire, persiste-t-il.

— En théorie. Cependant l’orifice d’entrée ne ressemblerait pas à celui-ci. Allons-y. Je veux qu’il soit installé et hors de vue avant que tout le monde n’arrive au travail.

Il est presque minuit.

Anne clique sur l’icône baptisée « Outils » pour prendre des mesures, et m’informe qu’avant de disparaître dans le diaphragme, la largeur de la blessure est de 0,77 à 1,59 centimètre, et sa profondeur de 4,2 centimètres.

— Donc je peux en conclure…

— Vous pouvez pas les donner en pouces ? râle Marino.

— … que nous avons affaire à un objet à double tranchant ou à une lame qui ne fait guère plus d’un centimètre – ou un demi-pouce, dis-je à l’adresse de Marino – de large. Une fois que l’objet a pénétré le corps sur une longueur approximative de quatre centimètres, soit un peu moins de deux pouces, il s’est produit un autre phénomène qui a créé de terribles ravages internes.

— La question que je me pose maintenant, c’est jusqu’à quel point ces anomalies pourraient être iatrogènes, provoquées par les soins que lui ont prodigués les secours pendant vingt minutes, remarque Ollie. C’est probablement la première question à laquelle nous devrons répondre et il nous faut garder l’esprit ouvert à toute possibilité.

— Non, inenvisageable, à moins que la réanimation n’ait été pratiquée par King Kong ! Il semble que l’objet avec lequel cet homme a été poignardé ait provoqué une formidable pression à l’intérieur de sa poitrine et une importante embolie gazeuse. Il aurait terriblement souffert et serait mort en l’espace de quelques minutes, ce qui est cohérent avec les descriptions des témoins, disant qu’il s’est agrippé la poitrine et s’est effondré.

— Pourquoi tout ce sang après coup ? demande Marino. Pourquoi l’hémorragie a pas été instantanée ? Bordel, comment ça se fait qu’il a commencé à saigner après avoir été déclaré mort, sur le chemin qui l’a amené ici ?

Je rétorque :

— Je n’ai pas de réponse pour l’instant, mais il n’est pas mort dans notre chambre froide.

Cela, au moins, j’en suis sûre, et je persiste :

— Il était mort avant d’arriver ici, probablement sur place.

— Mais il a commencé à saigner après sa mort et il faut démontrer comment c’est possible. Les morts saignent pas comme un foutu porc égorgé. Alors, comment qu’on prouve qu’il a claqué avant d’arriver ici ? insiste Marino.

— À qui avons-nous besoin de le prouver ? dis-je en le fixant.

— Je sais pas avec qui ce foutu Fielding a pu bavasser, vu qu’on ignore où il est. Et s’il en avait parlé à quelqu’un ?

Comme vous ! Je m’abstiens de formuler ma réflexion à haute voix et ajoute d’un ton parfaitement raisonnable :

— Voilà pourquoi il convient de rester très prudent dans la divulgation de détails lorsqu’on ne dispose pas de tous les éléments.

Mais Marino ne lâche pas prise :

— On a pas le choix, on doit prouver pourquoi un mort a commencé à pisser le sang.

Je récupère ma veste et donne mes instructions à Anne :

— D’abord un CT scan de tout le corps et de la tête. Et pour l’IRM, un examen complet, centimètre par centimètre, et téléchargez ce que vous trouvez. J’examinerai les résultats aussitôt.

— Je conduis, annonce Marino à Anne.

— D’accord, amenez un des fourgons dans la baie de déchargement pour le réchauffer.

— Non, on veut pas qu’il se réchauffe, le gars. En fait, je crois que je vais pousser l’air conditionné à fond.

— Dans ce cas, vous pouvez y aller tous les deux tout seuls ! Je vous rejoins là-bas.

— Sans blague ! S’il se réchauffe, il pourrait se remettre à saigner.

— Vous, vous avez trop regardé le Saturday Night Live Show.

— Hé, vous vous souvenez de Dan Aykroyd imitant Julia Child, la chef cuisinière qui animait des émissions télé ? Vous vous souvenez ? « Il vous faut un couteau très, très aiguisé… » Et le sang qui gicle partout !

Ils se mettent tous les trois à plaisanter :

— Hilarant !

— Les vieux sketchs sont les meilleurs.

— Je les ai tous en DVD.

Je les entends continuer à rire tandis que je m’éloigne.

 

 

Une fois mon pouce scanné, je pénètre dans la zone réservée au premier arrêt après la réception, où nous procédons aux identifications : une pièce blanche aux plans de travail gris, baptisée simplement « Identité ».

Sur un des murs s’alignent des casiers numérotés en métal gris destinés aux indices. J’utilise la clé que m’a remise Marino pour ouvrir le premier en haut sur la gauche, où les effets personnels du mort ont été soigneusement entreposés jusqu’à ce que nous les confiions à une entreprise de pompes funèbres ou à des membres de la famille, du moins lorsque nous connaîtrons enfin l’identité de l’homme. À l’intérieur se trouvent des sacs en papier et des enveloppes bien étiquetés, qui portent tous un formulaire que Marino a rempli et paraphé de ses initiales pour ne pas rompre la chaîne de conservation des indices. Je trouve la petite enveloppe de papier kraft qui contient la chevalière. J’appose à mon tour mes initiales sur le formulaire, ainsi que l’heure à laquelle j’ai inventorié le casier. Je consulte un journal de bord sur un poste informatique, où je rentre la même information, puis je pense aux vêtements de la victime.

Tant que je suis là, je ferais mieux de les examiner sans attendre l’autopsie, qui ne se déroulera pas avant plusieurs heures. Je veux voir le trou fait par la lame qui a pénétré le rein de l’homme et créé un tel chaos à l’intérieur. Je veux constater à quel point il a pu saigner. J’abandonne donc l’Identité pour revenir en arrière le long du couloir carrelé de gris. Je franchis la salle de radiologie, et par la porte entrouverte j’entrevois Marino, Anne et Ollie qui sont toujours là, en train de rire et de plaisanter tout en préparant le corps pour son transport au McLean. Je passe rapidement sans qu’ils me remarquent et j’ouvre les doubles portes en acier qui mènent à la salle d’autopsie.

C’est un vaste espace ouvert, recouvert de peinture époxy blanche et de carrelage de même couleur. Des rails en acier brillants qui diffusent une lumière froide filtrée sont fixés horizontalement sur toute la longueur du plafond. Onze tables d’acier sont installées près d’éviers également en acier, scellés aux murs. Chacun d’eux est équipé d’une commande du robinet au pied, d’une douchette haute pression, d’un broyeur, d’un égouttoir à échantillons et d’un collecteur à déchets médicaux.

Les postes de travail sur lesquels je me suis soigneusement documentée et que j’ai fait installer constituent de mini-environnements modulaires avec des systèmes de ventilation vers le bas qui renouvellent l’air toutes les cinq minutes. S’y trouvent des ordinateurs, des hottes aspirantes, des chariots d’instruments chirurgicaux, des lampes halogènes, des surfaces de dissection avec des planches à découper, des conteneurs de formaline munis de robinets, des étagères à tubes à essai et des flacons en plastique pour les examens d’histologie et de toxicologie.

Ma station de travail, celle du médecin expert en chef, est la première. L’idée qu’on l’a utilisée me traverse l’esprit et je me sens aussitôt ridicule. Bien sûr qu’on l’a utilisée durant mon absence. Fielding s’en est probablement servi, bien entendu. Quelle importance, et qu’est-ce que cela peut me faire ? me dis-je tandis que je remarque que les instruments de chirurgie du chariot ne sont pas alignés avec autant de soin qu’à mon habitude. Ils sont jetés en vrac sur une large planche de dissection en polyéthylène blanc, comme si quelqu’un les avait rincés à la va-vite. Je sors d’une boîte une paire de gants de latex que j’enfile. Il est exclu que je touche quoi que ce soit à mains nues.

En général, je ne me préoccupe pas de ce genre de choses, en tout cas pas autant que je le devrais, je suppose. En effet, j’appartiens à la vieille école des médecins légistes stoïques et blindés, qui prenaient un plaisir pervers à n’éprouver aucune répulsion, à n’avoir peur de rien. Ni des asticots, ni des fluides corporels ou de la chair en putréfaction, gonflée, verdâtre et glissante, ni même du sida… en tout cas aucun des soucis que nous avons aujourd’hui, où nous vivons submergés de phobies et de règlements fédéraux dès que nous levons le petit doigt. Je me souviens de l’époque où je me promenais sans vêtements protecteurs, fumant ou buvant un café, examinant les cadavres comme n’importe quel autre médecin de ville, ma peau nue contre la leur lorsque je procédais à l’examen d’une blessure ou d’une contusion, lorsque je relevais des mesures. En revanche j’ai toujours pris soin de mon poste de travail ou de mes instruments de chirurgie. Je n’ai jamais été négligente sur ce point.

Je n’aurais jamais reposé ne serait-ce qu’une aiguille histologique à dissection sur un chariot sans l’avoir au préalable lavée à l’eau savonneuse très chaude. Dans les morgues de mon passé, l’écho envahissant de l’eau chaude tambourinant dans les profonds éviers de métal rythmait chaque instant. En remontant aussi loin qu’à mon époque à Richmond – et même encore avant, quand je démarrais, au Walter Reed –, je savais déjà que l’ADN allait être admis comme preuve devant un tribunal et devenir l’étalon-or de la médecine légale. De ce jour-là, le moindre de nos gestes sur les scènes de crime, dans les salles d’autopsie et dans les laboratoires deviendrait sujet à questions, voire controverses dans le box des témoins. Le phénomène de la contamination allait constituer notre suprême Némésis. Bien que les routines de travail au Centre de sciences légales n’incluent pas le passage systématique de nos instruments à l’autoclave, il est certain que nous ne nous contentons pas de les mettre sommairement sous le robinet avant de les jeter sur une planche de dissection qui, elle non plus, n’est pas propre.

Je ramasse un couteau de dissection de quarante-cinq centimètres de long et remarque une trace de sang séché sur le manche en inox entaillé. Au lieu d’être effilée et luisante comme de l’argent, la lame est éraflée, piquetée le long du tranchant et tachetée. Je repère encore du sang sur la lame dentée d’une scie à os, ainsi que sur une bobine de fil ciré cinq brins et sur une aiguille à suturer. L’état catastrophique des instruments que j’examine me consterne : pinces, ciseaux à lames droites ou anglées, cisailles de dissection, endoscope souple.

Je vais envoyer un message à Anne, lui demandant de passer mon poste de travail au jet et de laver tous les instruments avant que nous procédions à l’autopsie de l’homme de Norton’s Woods. Je vais faire nettoyer l’intégralité de cette fichue salle d’autopsie du sol au plafond. Je décide que tous les systèmes seront inspectés avant la fin de ma première semaine de retour à la maison, tandis que j’enfile une paire de gants neufs et me dirige vers un comptoir au-dessus duquel est suspendu un dévidoir renfermant un grand rouleau de papier blanc, que nous appelons le « papier de boucherie ». J’en arrache un morceau, qui se déchire dans un grand bruit, et j’en couvre une table d’autopsie située à peu près au milieu de la salle et qui semble plus propre que la mienne.

J’enfile une blouse jetable par-dessus ma tenue de médecin expert de l’armée, sans me préoccuper de nouer les longs cordons du dos, puis regagne ma station de travail en désordre. Contre le mur est installée une grande armoire séchante blanche en polypropylène, montée sur des roulettes en caoutchouc dur, avec une double porte transparente en acrylique, que je déverrouille en tapant un code sur la serrure digitale. Un blouson de nylon vert sauge avec un col noir en polaire, une chemise en jean bleue, un pantalon de treillis noir et une paire de boxers sont suspendus, chacun sur un cintre individuel en inox. Une paire de boots de cuir marron éraflé et, juste à côté, une paire de chaussettes de laine grise sont posées sur l’étagère du bas. Je reconnais certains des vêtements d’après les images que j’ai regardées et éprouve une curieuse impression en les contemplant. J’examine les chaussures et les chaussettes, les soulevant une par une, dans le ronronnement bas du ventilateur centrifuge et des filtres HEPA. Les boxers sont en coton blanc avec une ceinture élastique et une braguette, et je ne remarque rien d’anormal, ni taches ni défauts.

J’étale le blouson à plat sur la table recouverte du papier de boucherie et glisse les mains dans les poches pour vérifier que rien n’a été oublié dedans. Je récupère ensuite un diagramme à vêtements et un bloc, et jette des notes. Le col en laine synthétique épaisse est couvert de poussière, de sable et de brins de feuilles sèches marron qui s’y sont collés lorsque l’homme est tombé à terre. Les poignets en épais tricot sont également souillés.

Le matériau utilisé pour la confection du blouson vert semble imperméable et résistant à la déchirure. L’intérieur est doublé de fiberfill noir. À moins que la lame utilisée n’ait été solide et très tranchante, aucun des deux matériaux n’était facile à transpercer. Je ne trouve pas trace de sang à l’intérieur de la doublure, même pas autour de la petite fente présente dans le dos, mais les parties extérieures, les épaules, les manches, le dos, sont noires et raides du sang qui s’est accumulé au fond de la housse à cadavre après que l’homme a été enfermé à l’intérieur, puis transporté au Centre.

J’ignore pendant combien de temps il a perdu son sang alors qu’il se trouvait dans la housse, allongé dans la chambre froide, mais l’hémorragie ne provenait pas de sa blessure. Lorsque j’étale la chemise en jean à manches longues, taille homme small, dont se dégage encore une légère odeur d’eau de Cologne ou d’aftershave, je ne déniche qu’une tache de sang noir qui a séché autour de la fente pratiquée par la lame. Ce que m’ont rapporté Marino et Anne prend forme dans mon esprit : l’homme a commencé à saigner de la bouche et du nez alors qu’il se trouvait dans la housse à cadavre, encore tout habillé, la tête tournée sur le côté, probablement le même que tout à l’heure, lorsque je l’ai examiné dans la salle de radiologie. Le sang a dû goutter sans discontinuer de son visage dans la poche, s’y accumuler, puis fuir. Une hypothèse facile à imaginer lorsque je détaille ensuite la housse de taille adulte, typique de tous les services d’enlèvements de corps, noire avec une fermeture éclair en nylon. Sur les côtés se trouvent des poignées rivetées en forme de sangles, et c’est souvent là que se produisent les problèmes de fuites, pour autant que la poche soit intacte, sans déchirures ni défauts dans les coutures thermoscellées. Le sang s’échappe par les rivets, surtout si la poche est vraiment bon marché, et celle-ci ne vaut pas plus de vingt-cinq dollars de PVC résistant, sans doute acheté par cartons.

Je revois les images du CT scan. Les dégâts se sont produits très rapidement, lors de ce qui évoque une attaque éclair. Dans ces conditions l’hémorragie est incompréhensible, encore bien plus que lorsque Marino m’a conté les événements pour la première fois à Dover. La destruction massive des organes aurait eu pour conséquence une hémorragie pulmonaire et le sang se serait alors écoulé par le nez et la bouche. Mais le phénomène aurait dû se produire presque instantanément, et je ne comprends pas pourquoi il n’a pas saigné sur place. Lorsque les auxiliaires médicaux ont essayé de le ranimer, il aurait dû saigner du visage, indication incontestable qu’il n’était pas mort d’une arythmie.

Je quitte la salle d’autopsie pour monter aux étages supérieurs. Je revois les fichiers vidéo. Me revient une de mes questions au sujet de ses gants noirs : pourquoi les avait-il enfilés en pénétrant dans le parc ? Où sont-ils ? Je n’ai pas vu de gants. Ils ne se trouvaient ni dans le casier à indices ni dans l’armoire séchante, et j’ai vérifié les poches de son blouson sans rien découvrir. D’après les enregistrements clandestins effectués par ses écouteurs, il les portait au moment de sa mort. Je me remémore ce que j’ai vu sur l’iPad de Lucy dans la camionnette, sur le chemin du terminal de l’aviation civile. Une main gantée de noir a pénétré dans le champ. On aurait dit que l’homme écrasait quelque chose. Un bruit a suivi, comme si la main cognait contre son casque, en même temps qu’il lançait : « Mais qu’est-ce que ?… Hé !… » Puis les arbres nus qui tournoient dans tous les sens, des morceaux d’ardoise du chemin qui grossissent à toute vitesse, le choc sourd de sa chute et le bas d’un long manteau noir qui claque et disparaît. Le silence, puis les voix des gens qui l’entourent, qui crient qu’il ne respire plus.

La porte de la salle de radiologie est fermée lorsque je repasse devant. Je jette un œil à l’intérieur, mais tout le monde est parti. La salle de contrôle est déserte et silencieuse, et de l’autre côté de la vitre plombée le CT scan répand une lueur blanchâtre dans la pénombre. Je m’arrête pour téléphoner. J’espère qu’Anne va répondre sur son portable. Cependant, si elle se trouve déjà au McLean, dans le laboratoire d’imagerie médicale, il me sera impossible de la joindre, le signal ne franchissant pas l’épaisseur des murs de béton du bâtiment. À ma surprise, elle décroche.

— Où êtes-vous ? dis-je en entendant de la musique en arrière-fond.

— En train de nous garer.

Elle doit se trouver dans le fourgon avec Marino au volant, la radio allumée. Je lui demande :

— Quand vous l’avez déshabillé, avez-vous remarqué une paire de gants noirs ? Il portait peut-être de gros gants noirs.

Un silence. Je l’entends ensuite dire quelque chose à Marino. Je perçois sa voix à lui, mais ne comprends pas leur échange. Puis à nouveau Anne :

— Non. Et Marino affirme que quand il a vu le corps à l’Identité, il n’y avait pas de gants. Il n’en a aucun souvenir.

— Racontez-moi exactement ce qui s’est passé hier matin.

Je l’entends s’adresser à Marino :

— Restez assis une minute. Non, ils ne sont pas encore là, sinon ils sortiraient. Les types de la sécurité vont le faire. Attendez là, lui lâche-t-elle avant de revenir vers moi. D’accord. Hier matin, un peu après sept heures, le Dr Fielding nous a rejoints dans la salle de radio. Vous savez qu’Ollie et moi, on arrive tôt, vers sept heures… Fielding était inquiet à cause du sang. Il avait remarqué des gouttes sur le sol à l’extérieur de la chambre froide et également à l’intérieur, puis que le corps saignait, ou avait saigné. Il y avait une grande quantité de sang dans la housse à cadavre.

— Et le corps était encore habillé ?

— Oui. La fermeture du blouson était descendue et la chemise avait été découpée par les auxiliaires médicaux, mais il était habillé quand il est arrivé, et personne n’a touché à rien, jusqu’au moment où le Dr Fielding est allé là-bas pour nous le préparer.

— Comment ça, « pour nous le préparer » ?

Jamais je n’ai vu Fielding préparer un cadavre pour une autopsie, prendre véritablement la peine de le sortir de la chambre froide pour l’amener dans la salle d’autopsie ou de radio, en tout cas pas depuis l’époque de son internat. Il abandonne les tâches qu’il considère subalternes à ceux qu’il continue de baptiser Diener, le terme allemand pour « domestiques », qui pendant des années a servi à qualifier les assistants de morgue que j’appelle, moi, « techniciens d’autopsie ».

— Je sais seulement qu’il a découvert le sang, puis s’est précipité pour venir nous chercher, parce que c’est lui qui avait pris le coup de fil de la police de Cambridge. Comme vous le savez, on supposait une mort subite naturelle, une arythmie ou un anévrisme de Berry, un truc de ce genre.

— Et ensuite ?

— Ensuite Ollie et moi avons examiné le corps, nous avons appelé Marino et il a été décidé de ne pas le soumettre au scan et de retarder l’autopsie.

— Vous l’avez laissé dans la chambre froide ?

— Non. Marino voulait d’abord le passer à l’Identité, relever ses empreintes, effectuer les prélèvements, pour qu’on puisse lancer les recherches sur IAFIS et avec le profil génétique, bref tout ce qui pouvait nous permettre de déterminer son identité. Le point important, c’est qu’il n’y avait pas de gants à ce moment-là, parce que Marino aurait été obligé de les enlever pour prendre ses empreintes.

— Où sont-ils alors ?

— Marino ne sait pas, et moi non plus.

— Vous pouvez me le passer, s’il vous plaît ?

Je l’entends lui tendre le téléphone. La voix du grand flic résonne dans mon oreille :

— OK, j’ai ouvert la poche à cadavre, mais j’ai pas sorti le gars. Il y avait beaucoup de sang à l’intérieur, ça, vous le savez déjà.

— Qu’avez-vous fait exactement ?

— J’ai relevé ses empreintes alors qu’il se trouvait dans la poche, et s’il y avait eu des gants, c’est clair que je les aurais vus !

— Les secours pourraient-ils avoir retiré les gants sur la scène pour les glisser dans la housse à cadavre ? Du coup, vous ne les auriez pas vus et ils auraient ensuite été égarés.

— Nan. Comme j’vous ai dit, j’ai cherché tous les trucs personnels, la montre, la chevalière, le porte-clés, la boîte à shit, le billet de vingt dollars. J’ai pris tout ce qu’il y avait dans ses poches. Je regarde toujours à l’intérieur des housses à cadavre, exactement pour la raison que vous venez de citer : au cas où les secours ou les services d’enlèvement mettraient quelque chose dedans, genre un chapeau, des lunettes de soleil… Quant au casque et à la radio par satellite, on les avait fourrés dans un sac en papier et ils accompagnaient le corps.

— Et la police de Cambridge ? Je sais que l’enquêteur Lawless a apporté le Glock.

— Il l’a confié au labo de balistique vers dix heures ce matin, c’est tout ce qu’il a apporté.

— Et quand Anne a suspendu les vêtements de la victime dans l’armoire séchante, eh bien, en toute logique, elle n’avait pas les gants, puisque vous dites qu’ils n’y étaient pas, je résume.

Je l’entends parler, puis Anne reprend le téléphone :

— Non, je n’ai pas vu de gants quand j’ai dévêtu le corps pour le préparer en vue du scanner, peu de temps avant que vous n’arriviez, aux alentours de vingt et une heures, il y a presque quatre heures. Et j’ai nettoyé l’armoire pour m’assurer qu’elle était stérile avant d’y ranger les affaires de la victime.

— Ravie de constater qu’il y a au moins une chose de stérile ! À propos, il faut nettoyer mon poste de travail.

— D’accord, d’accord…, s’énerve Anne, mais s’adressant à Marino. Attendez… Bon sang, Pete ! Ne quittez pas.

La voix de Marino prend la suite :

— Y a eu d’autres cas.

— Je vous demande pardon ?

— Hier matin, on a eu d’autres affaires. Peut-être que quelqu’un a enlevé les foutus gants. Pourquoi ? J’en ai pas la moindre idée, à moins qu’ils aient été emportés par erreur.

— Qui s’est occupé des autres cas ?

— Le Dr Lambotte et le Dr Booker.

— Et Jack ?

— En plus du type de Norton’s Woods, on a reçu deux corps. Une femme renversée par un train et un vieux qui avait pas de médecin. Jack a rien foutu, il avait disparu, poursuit Marino. Il s’est pas préoccupé d’aller examiner la scène. On a un macchabée qui se met à saigner dans le frigo, et maintenant faut qu’on prouve que le type était bien mort.

2011-Havre des Morts
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